La Chronique de Daniel Zenner : Hommage à Emile Jung

La Chronique de Daniel Zenner : Hommage à Emile Jung

Trophée  » Emile Jung  » de la Fédération des Chefs d’Alsace

L’association des Chefs d’Alsace organise le lundi 28 février 2022 sur le salon EGAST à Strasbourg, la première édition du trophée Emile Jung avec la bienveillance de Monique Jung, son épouse.
Le thème choisi cette année est  » Croustade de poissons et de fruits de mer « .
Le plat changera à chaque édition.
Voici l’occasion de mettre à l’honneur ce grand cuisinier et ce grand homme qui durant de belles années a régalé dans son restaurant trois étoiles  » Au Crocodile  » à Strasbourg, les gastronomes du monde entier.

Le Concours :
Six candidats s’affronteront en joutes gastronomiques. Ils doivent réaliser en 2 heures et 45 minutes, huit croustades, à partir de matières brutes. Les croustades en pâte feuilletée doivent être réalisées et cuites sur place. Quatre ingrédients obligatoires doivent entrer dans la recette, à savoir : de la lotte, un coquillage, un crustacé et de la crème Label Rouge Alsace, la seule crème Label Rouge de France ! (merci Alsace Lait !).
Un jury prestigieux octroiera le trophée au gagnant qui se verra aussi remettre par ES Energie Strasbourg un chèque de 1500 €.
Venez nombreux pour les soutenir !

Croustades, croûtes, bouchées, canapés, vol-au-vent, feuilletés…
Pas facile de s’y retrouver…

Le mot  » croustade  » semble être connu dès le Moyen-Âge, dans la cuisine catalane. Il s’agissait d’une pâtisserie encore confectionnée aujourd’hui dans le Sud-Ouest. C’est une spécialité constituée de deux abaisses de pâte feuilletée étalée finement puis fourrée aux pommes, pruneaux ou raisins secs, l’ensemble inondé d’Armagnac. Au 17ème siècle, des croustades au fromage sont connues dans certaines vallées alpines. Plus tard, elles sont connues dans la cuisine bourgeoise, garnies pour les fêtes, de foie gras et de truffes.
Dans  » Le Pâtissier Royal Parisien (1815) « , l’illustre Antonin Carême parle d’un contenant consommable à base de mie de pain mise en forme et recuite au four.
Jules Gouffé, dans  » Le Livre de Cuisine (1867) donne plusieurs recettes de garnitures, toujours présentées dans des contenants moulés de pain beurré.
Dans l’Art du Bien Manger (1903) , Edmond Dujardin, cuisinier ami d’Auguste Escoffier, décrit la croustade en ces termes : une farce de pomme enfermée entre deux abaisses de pâte brisée parfumée au rhum.
Auguste Escoffier, dans son  » Guide Culinaire (1902) « , décrit trois types de croustades :

  • Croustades à blanc : moules beurrés et foncés en pâte fine, cuits à blanc.
  • Croustades de semoule et de riz : cuisson de la semoule ou du riz dans du consommé puis l’ensemble est lié au jaune d’oeuf et fromage râpé, étalé sur 3 cm d’épaisseur. Une fois refroidi, l’appareil est détaillé à l’emporte-pièce uni de 5 cm de diamètre puis pané à l’anglaise.
  • Croustades en pomme Duchesse : des moules à darioles beurrés sont garnis d’un appareil à pomme Duchesse, démoulés ensuite et panés à l’anglaise.
    Toutes ces croustades acceptent des garnitures variées, en viandes, légumes ou poissons. La croustade prend alors le nom de l’ingrédient principal.

La bouchée : très petite et proposée en amuse-bouche, elle se nomme bouchée mignonne. Plus grande, toujours réalisée en pâte feuilletée, elle est la pièce maitresse de la fameuse bouchée à la Reine. Ordinairement ronde, elle peut être carrée.
Le vol-au-vent : c’est une bouchée de taille familiale, tombée hélas, dans les oubliettes de la grande cuisine Française.
La croûte : pain de mie de forme ronde, puis frit au beurre.
Le feuilleté : une farce est enfermée entre deux abaisses de pâte feuilletée.
Le dartois : farce de poissons entre deux abaisses rectangles de pâte feuilletée.
Le canapé : Escoffier le nomme aussi Toast. Il se détaille dans du pain de mie puis il est frit au beurre clarifié.
La barquette : la tartelette est communément ronde, la barquette est ovale. Fonçage en pâte brisée contenant du jaune d’oeuf.

Emile Jung est décédé le 27 janvier 2020. Sans être un ami intime, nous nous sommes souvent rencontrés.
J’avais écrit cette lettre lors de son décès.

Lettre à Emile Jung

Je savais que tu allais nous quitter. Je pensais être prêt à recevoir la nouvelle. Je croyais avoir un peu de cette force tranquille que tu avais, pour supporter l’épreuve que tu m’imposais. Mais aujourd’hui, tu me laisses un grand vide. J’ai la gorge nouée et les yeux humides. Des larmes de crocodile, probablement.
En toi, j’ai connu et aimé deux êtres : l’homme et le cuisinier. L’homme déjà. Tu émanais d’humanité, dans le sens le plus noble du mot, l’humain humaniste, cultivé, ouvert, tolérant, respectueux, généreux. Ta curiosité, envers toute chose, n’avait pas de limites. Tu n’aimais pas l’injustice. La compassion était aussi une de tes qualités. Tu discutais autant avec le clochard du bas de la rue qu’avec le directeur du Mac Do du coin. Tu intervenais pour Emmaüs, venais dans des cantines scolaires ou au chevet des malades dans des hôpitaux. Ta disponibilité était exemplaire. Quand je te téléphonais au Crocodile pour te parler, personne ne m’a jamais demandé :  » de la part de qui ? « 
Je t’ai souvent sollicité lors d’événements organisés pour Feu la région Alsace. Chaque fois, tu me remerciais par un petit courrier écrit de ta main. Nous avons dîné quelquefois ensemble à Paris, à Lyon, à Marseille. On parlait de tout, sans tabous. Avec mesure et discernement, tu employais les mots qu’il fallait, sans jamais médire, ni te plaindre. Avec toi, on avançait.
Je suis certain que tu n’as jamais connu la haine, ce sentiment qui dévore petit à peu celui qui le porte. Qui te connaissait t’appréciait. Tu avais cette rare faculté du discernement, d’être à l’écoute de l’autre, de te mettre à son niveau.
Il y a presque vingt ans, tu es venu déjeuner chez nous, dans notre petite maison de Wintzfelden. J’avais la veille, sacrifié un beau lapin. J’avais mariné les chairs encore tièdes dans du vin blanc, de la sariette et de la moutarde. Avec les oeufs de mes poules, j’avais préparé les nouilles. Tu voulais me faire entrer au club Prosper Montagné, mais tu as bien vu que je n’aurai pas eu assez d’argent pour payer la cotisation, encore moins les repas… Nous t’avons reçu en ami, modestement, avec un simple pichet de pinot blanc. Fabienne avait sorti la belle nappe blanche, celle du dimanche. Le lendemain, tu nous remerciais encore, dans une belle petite lettre que j’ai gardé précieusement.
Pendant une année, j’ai été chroniqueur sur les ondes de France Bleu Alsace. Je décrivais chaque jour un restaurant que j’aimais bien. Tu proposais alors au Crocodile, ton fameux menu Mozart. Je t’ai demandé des précisions par téléphone, pour pouvoir écrire ma chronique. Tu m’as dit que je ne pouvais pas parler du menu Mozart si je ne l’avais pas dégusté. Puis tu as ajouté :  » comme je sais que tu n’aimes pas manger seul, invite quelqu’un de ma part « . Je suis donc allé déguster le menu Mozart, au Crocodile, avec un ami qui était disponible ce jour. J’en conserve encore aujourd’hui, un souvenir ému.
Emile, l’humaniste. Trop honnête, tu n’aurais pas fait un bon politique. Pourtant, il nous manque des gens comme toi, avec ton charisme. Il faudrait remplacer les Trump, Poutine, Erdogan, Bolsonaro, les dictateurs africains, les militaires d’Asie, les fous de Dieu, par des Emile Jung. Nous pourrions alors vivre en paix, se projeter un peu mieux dans un avenir incertain.
Sacré Emile ! tu pars dans les étoiles le jour de la remise des étoiles du guide Michelin. Pour nous, tu as toujours gardé tes trois étoiles.
Emile le Cuisinier. Le Grand Cuisinier. L’homme de l’art. Un praticien hors pair. Déjeuner ou dîner au Crocodile était toujours une fête. Curieux, les nouvelles méthodes de cuisson t’intéressaient. Tu essayais. Tu m’avais un jour proposé, à table, une meringue à la menthe cuite dans de l’azote…
J’aurai tant aimé apprendre à cuisiner avec toi. J’ai quelques amis qui ont eu cette chance. Souvent, nous parlons de toi, de tes fonds de sauce avec de la queue de boeuf. Emile, la douce force. Grand Maître Saucier !
Un jour, je t’avais invité pour réaliser une démonstration de cuisine sur un événement autour des fruits et des légumes d’Alsace. Salle comble. Tu arrives. Applaudissements. J’avais deux poêles et deux plaques inductions posées sur une table d’école. Je te demande ce que tu avais prévu de réaliser. Tu ne savais pas, tu n’avais rien emporté ! puis tu me demandes alors de te procurer quelques légumes. Je trouve un gros navet et un rutabaga. Je disposais de beurre, de sel, de sucre, d’un citron.
Pendant plus d’une heure, tu as réussi à tenir en haleine la foule présente. J’ai assisté à un cours magistral de cuisine. Coupé en une tranche épaisse, tu as cuit le navet dans le beurre, avec du sel et du sucre, doucement. Chaque geste était mesuré. Le navet, doucement, a rôti. Il est devenu glacé, doré, brillant, juteux, succulent. Puis tu as ajouté quelques gouttes de jus de citron. J’ai, assurément, goûté le meilleur navet de ma vie de gastronome. Les gens se bousculaient pour tenter de chiper un petit bout. Puis, tu as taillé des tranches très fines dans le rutabaga, pour proposer ce tubercule façon carpaccio, accompagné d’une huile de noisette, fournie par…un spectateur !
Sacré Emile, tu me manques déjà.

 » On ne sais jamais les traces qu’on laisse « .
Mais nous qui t’avons aimé, nous savons ce que tu nous as transmis. Dans notre société qui devient ultra-individualiste et intolérante, il nous manque des grands hommes comme toi, des rassembleurs, des humanistes, des semeurs d’étoiles. Puisse ce que tu nous as offert, ce que tu nous as laissé, pousser sur le terreau fertile de ton immense générosité.
Respect éternel, mon bon Emile.

Daniel Zenner